(Tiré du Catalogue vénérien du ci-devant Pierre Moleskine, compilé par ses propres soins et destiné à l’édification morale des générations futures.)
Enfance et puberté
D’aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours été un garçon affectueux, doux, sensible à l’extrême, qui recherchait le contact physique avec les individus de tous âges et des deux sexes. J’étais un élève studieux, mais si rêveur. Je me souviens avoir fait des rêves éveillés qui frôlaient l’hallucination, peuplés d’êtres fantastiques et étrangement sexués.
Mon père n’était pas particulièrement présent, car ses ambitions professionnelles — et probablement aussi ses infidélités conjugales — le poussaient à faire continuellement des voyages d’affaires et des heures supplémentaires. Surtout, il passait d’un emploi à l’autre pour avoir de l’avancement, si bien que nous déménagions presque chaque année. De ma naissance à treize ans, j’ai habité dans une dizaine de villes différentes. Et nous déménagions toujours en mai, si bien que le printemps devint pour moi synonyme de déracinement.
Mon premier souvenir sexuel remonte à six ans. J’habitais un village côtier de la Nouvelle-Écosse, où mon père avait été embauché pour travailler dans une usine d’eau lourde. Un dimanche après-midi, ma mère m’avait amené au cirque. Je n’ai gardé aucun souvenir du spectacle, mais dans le programme il y avait la photo de l’assistante du magicien. Elle était en bikini : j’eus ma première érection. Je me rappelle du trouble et des sensations étranges que cet état m’avait apportés. Par la suite, j’eus de nombreuses érections et je me souviens m’être souvent caressé dans mon bain et dans mon lit, même en présence de ma mère qui, visiblement, était bien gênée par ce comportement.
Tiraillée entre la stricte éducation qu’elle avait reçue et les principes progressistes qu’elle avait choisi d’appliquer à la mienne, ma mère s’inquiéta vite de mes habitudes masturbatoires et me tint des discours confus, exaltant la beauté de la sexualité humaine et les dangers de la masturbation, une drogue plus dangereuse que l’héroïne. Le reste de mon éducation sexuelle allait être à l’avenant, à cheval entre le savoir et l’ignorance, entre le réconfort et la peur. Curieusement, j’ai grandi dans une famille où l’homosexualité n’était pas présentée comme une tare ou une malédiction. On n’en parlait peu, et lorsque c’était le cas, on ne faisait que dire que c’était « de leurs affaires à eux » — « eux » étant ainsi ses êtres bizarres qui soit habitaient très loin aux États-Unis, soit tenaient la chronique des potins artistiques à la télé.
À cette époque, je connus la prime amourette auprès d’une fillette de ma classe. Elle se prénommait Lynn, avait une jolie frimousse et de longs cheveux noirs. C’était une fille de bonne famille — elle habitait la plus grande maison du village. Nous nous tenions par la main pour aller à l’école et échangions de petits baisers sur la bouche. Un jour, cachés derrière un buisson près du cimetière, nous avons joué à «show me your thingy and I’ll show you mine». J’ai appris, trente-cinq ans plus tard, qu’elle était devenue écrivaine et que son premier roman fut finaliste du prix du gouverneur général. C’est donc la seule vulve littéraire qu’il me fut donné de contempler de toute ma vie. Le jour où je quittai la Nouvelle-Écosse fut un soulagement pour mes parents (le Parti Québécois venait d’être élu et les Frogs devenaient persona non grata dans ce village de red necks) et ma première peine d’amour.
Ma puberté fut précoce — du moins, je crois qu’elle l’était pour l’époque, car il me semble que de nos jours les enfants, surtout les fillettes, deviennent pubères de plus en plus tôt. Mes premiers poils pubiens ont poussé à dix ans. À onze ans, j’ai éjaculé pour la première fois. Je me masturbais depuis quelques jours sur le dos, avec un oreiller que j’utilisais comme une femme qui me prenait en amazone. L’orgasme m’a surpris et j’ai craint qu’une telle chose ne puisse jamais être reproduite.
Heureusement, mes tentatives suivantes me confirmèrent que le plaisir était littéralement à portée de main, si bien que j’entamai une longue carrière de masturbateur compulsif. Jusqu’à l’orée de la trentaine, j’ai dû me masturber six ou sept fois par jour — ce n’est que lorsque mes enfants sont nés que ma cadence onaniste s’est (un peu) ralentie. Ne voulant pas attirer l’attention de ma mère sur ce que je croyais être une sale manie, je pris rapidement l’habitude de lécher mon propre sperme pour ne pas laisser derrière moi de papier-mouchoir incriminant. Je crois que c’est ainsi que j’ai développé une sensibilité érogène toute particulière aux odeurs et aux saveurs de l’amour. Encore aujourd’hui, il n’y a rien qui me plaît davantage que de lécher le foutre qui s’écoule d’une chatte ou d’un anus, une pratique hélas si dangereuse que je n’ai pu pour ainsi dire la pratiquer qu’avec mes compagnes légitimes.
Mes parents avaient une bibliothèque bien fournie. Elle faisait tout un pan de mur du sous-sol. Aucun de mes amis n’avait autant de bouquins dans sa maison, ce que je trouvais triste et incompréhensible. Moi, j’adorais la lecture, surtout les passages érotiques des bouquins à la couverture anodine que mes parents ne s’étaient visiblement pas donné la peine de lire. Je pense en particulier à Opus Pistorum d’Henry Miller, que j’ai lu à douze ans et qui m’a fait, le mot est faible, forte impression. Un copain de mon père l’avait oublié à la maison et ma mère, sans se poser de questions, l’avait tout simplement placé avec ses romans de Danielle Steel. J’ai dû lire ce bouquin une centaine de fois, jusqu’à ce que le coin des pages en devienne jauni de sperme séché.
À treize ans, alors que j’habitais à Sherbrooke, je me liai d’amitié avec un camarade de ma classe prénommé Éric. Il était blond, filiforme, sportif et populaire — bref, tout l’inverse de moi. Il avait besoin d’un coup de main en français pour pouvoir rester membre de l’équipe de basket et nous nous mîmes à nous fréquenter assez régulièrement, tant à l’école que chez lui où nous faisions ensemble nos devoirs et nos leçons. Éric était un sacré obsédé sexuel et ne s’en cachait pas, contrairement à moi qui vivais mes poussées hormonales dans la honte et la terreur. Il blaguait toujours à ce sujet, commentait la rotondité de la poitrine des filles et utilisait des mots que je ne connaissais pas et dont j’étais trop fier pour demander la signification, comme « enculer », « dèche », « pute » ou « clitoris ». Il avait une collection de revues cochonnes impressionnante — la plupart piqués à un de ces oncles, que nous regardions ensemble dès que ses parents avaient le dos tourné. Mieux : son père était abonné à la télévision payante et possédait un magnétoscope Beta dont il ne comprenait pas le fonctionnement. Éric enregistrait donc à son insu les films pornos softcore qui passaient aux petites heures et m’invitait, lorsque ses vieux étaient partis au chalet, à des séances de peep-show dans son sous-sol.
Évidemment, devant ce défilé de seins et de fesses, ce ne fut pas bien long avant que l’envie de se branler nous prenne. Devant un film de lesbiennes, Éric fut le premier à se débraguetter et à sortir sa queue. Elle était plus longue et plus mince que la mienne. Il se masturbait différemment de moi, en empoignant sa bite fermement et en la secouant très fort. Moi, je bandais à en avoir mal, aussi excité par les deux femmes qui se broutaient le minou à l’écran que par la première verge en érection que je voyais de ma vie — outre que la mienne, bien entendu. Voyant que je le dévisageais avec des yeux ronds comme des billes, il me dit :
— Hey, Pete… tu peux te crosser, toi aussi…
— Ben, je sais pas… j’ai pas trop envie… lui répondis-je, le visage écarlate.
— C’est comme tu veux. Moi, faut que je vienne, ces deux salopes-là sont trop hot!
Je le regardai donc se manualiser à toute vitesse, pendant peut-être une minute, jusqu’à ce que le foutre jaillisse de son gland violacé. Je me rappelle est gouttes épaisses répandues sur son jeans noir, de l’odeur, aussi.
— Ça fait du bien en crisse, me dit-il dans un soupir, en s’essuyant la main sur le divan. Tsé, t’as pas besoin d’être gêné, tu peux le faire toi aussi.
Quelques minutes plus tard, alors qu’une rousse prenait à l’écran une blonde en levrette avec un gode ceinture, j’étais devenu si fébrile que j’osai enfin me débraguetter. Éric zieuta ma bite et me dit :
— Ha ! Je le savais que tu finirais bien par la sortir. Tiens, je vais me crosser encore, moi aussi.
Et c’est ce que nous fîmes ensemble, lui les yeux rivés sur le film et les miens sur sa bite qu’il secouait avec une énergie qui me fascinait. Je jouis quelques secondes après lui et, comme à mon habitude, léchai le sperme recueilli au creux de ma main gauche. En me voyant faire, Éric fit une moue dégoûtée :
— Tu manges ta dèche? me dit-il, incrédule.
— Ouais. C’est pour rien salir.
— Man, c’est dégueu. Pourquoi tu prends pas un kleenex?
— Chais pas. C’est plus facile comme ça. T’as jamais goûté à la tienne, toi?
— T’est malade? Je suis pas fif, moi.
Je ne comprenais pas en quoi avaler son propre sperme faisait de soi un homosexuel, mais je crus bon de me défendre immédiatement de cette accusation infamante.
— Je suis pas fif non plus, hein. C’est juste pour pas me faire pogner par ma mère.
— Whatever… conclut-il et se reculottant.
Je vis souvent Éric cette année-là. Il organisa chez lui plusieurs séances de masturbation collective devant sa collection impressionnante de porno et chaque fois, nous nous déculottâmes et nous nous décalottâmes sans façons. Jamais toutefois nous ne touchâmes le sexe de l’autre; je ne crois pas qu’une telle chose ne m’ait même traversé l’esprit. Parfois, nous jouions à celui qui jouirait le premier et Éric gagnait toujours — il en tirait une fierté qui, j’en suis certain, doit lui sembler bien dérisoire aujourd’hui.
J’ai toutefois souvent fait des rêves érotiques à cette époque où se mêlaient les scénarios de ces films pornos et Éric, la trique à la main. Une nuit, je rêvai même que je suçais la queue de mon ami et qu’il suçait la mienne, avant de me réveiller en sursaut, terrorisé, le corps recouvert de sueurs froides et le pyjama taché de foutre. Depuis, j’ai baisé en rêve avec à peu près tous les gens que je connais, parents, amis, patrons et copines — avec toujours la même réveil brutal et gluant.
La dernière séance de masturbation collective de mon adolescence eut lieu un certain vendredi soir où nous étions six garçons, tous de la même classe, dans le sous-sol d’Éric, les pantalons aux chevilles et l’engin à la main, devant un film mettant en scène un plombier moustachu qui se farcissait en série toutes ses clientes. Tous commentaient en riant la grosseur des lolos et des culs, parfois l’un d’entre eux se raidissait et projetait sa semence, provoquant ainsi les cris approbateurs de ses camarades. Quant à moi, je contemplais la scène, fasciné par toutes ces verges et par l’odeur de foutre qui flottait dans l’air.
— Les gars, checkez ben Pete, dit soudainement Éric. Il mange sa dèche après s’être crossé!
— Ouache! Crièrent en chœur les quatre autres.
Je devins instantanément écarlate, furieux que mon ami divulgue mon secret.
— T’es tapette? demanda Hughes, un rouquin à qui je n’avais presque jamais parlé auparavant.
— Non! protestai-je. Je fais ça juste…
— Il dit qu’il fait ça pour pas que sa mère trouve ses kleenex, expliqua Éric en m’interrompant.
Ils se mirent tous à rire.
— Je suis sur le bord de venir, Pete… peut-être que tu veux que je te vienne dans la bouche? suggéra Stéphane, le garçon qui prenait l’autobus chaque matin au même arrêt que moi, en rigolant.
— Non! criai-je en me rhabillant.
J’ai fui, piteux, la queue entre les jambes, sous ce qui me sembla une avalanche de rires et de sarcasmes. Quelques jours plus tard, je déménageai avec ma famille en banlieue de Montréal et je ne revis plus jamais mes copains de circle jerk d’adolescence.